Les pleureuses de Bretagne

Sérusier P., La veuve de guerre, 1919.
     Après un nouveau tri dans mes photographies, j'ai été frappé par la ressemblance de monuments aux morts bretons croisés au gré de mes pérégrinations.

     Tout d'abord, ce sont des monuments aux morts dits pacifistes, c'est à dire qu'aucun soldat n'y est représenté, il n'y a pas non plus de reste d'obus autour de la sculpture, ni de représentation militaire comme les armes des régiments, etc...

     Ensuite, les premières victimes de la guerre sont ici clairement féminines. Les hommes sont souvent absents de ces monuments aux morts. Pourtant ce sont bien eux qui allaient sur les fronts orientaux. Oui, mais ce sont les femmes qui attendaient leur mari, leurs fils, leurs frères. Ce sont elles aussi qui les pleurent lorsque ceux-ci ne reviennent pas. Et encore elles qui doivent assurer le quotidien après la disparition. Et finalement elles qui prennent en charge les traumatismes de guerre lorsque le fils, le père, le frère, le mari revient blessé, défiguré, gazé ou traumatisé par les horreurs de la Grande Guerre.


La pleureuse de Tréguier de F. Renaud.
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     La pleureuse de Tréguier (22) est certainement la plus connue. Assise sur un banc, le modèle avait des raisons de se tordre de douleur à la fin du premier conflit mondial, puisque Marie-Louise Gaultier, née Le Put, y avait non seulement perdu son mari mais également ses trois fils ! A Fouesnant, ce sont tout de même 180 enfants du pays qui ne sont pas revenus dans leur foyer. A Pontrieux, le visage et le regard du modèle féminin sont baissés, elle tient un bouquet de fleurs, pour peut-être, aller fleurir la tombe de son époux. Il est inauguré en 1923, en présence de Raymond Poincaré, président du Conseil (premier ministre d'alors), de Louis Barthou, président de l'Académie française et du maire de Pontrieux Yves Le Trocquer, ministre des Travaux publics. A Plozévet, deux mémoriaux valent le détour. Ils sont signés de l'illustre sculpteur breton René Quillivic. Le premier, de 1922, représente un homme âgé, Sébastien Le Gouill, digne mais anéanti. Sa famille n'a pas été épargné ; ses trois fils sont morts, des gendres manquent aussi à l'appel. Malheureusement, en 1950, devra de nouveau inaugurer un mémorial (sous les traits d'une bigoudène), des femmes et des hommes de la commune sortant encore meurtris d'une nouvelle guerre, la seconde mondiale.


Monument de Pontrieux (22) de Pierre Lenoir.
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      Elles sont représentées également en habits traditionnels de leur pays respectifs. Marie-Louise Gaultier de Tréguier est vêtue de la mante traditionnelle des veuves, reconnaissable par la large capuche protégeant la toukenn, la coiffe du pays de Tréguier. A Pontrieux (22) et à Pléhédel (22), les figures féminines portent également la mante traditionnelle des veuves. Mais autrement, leurs habits traditionnels sont bien moins détaillés que la pleureuse de Tréguier.


      Enfin, la matière même du monument. Ils sont en "pierre du pays" à l'image de la pierre de Kersanton sculptée par Francis Renaud à Tréguier. Outre cette pierre magmatique, j'ai croisé des pierres plus blanches-rosées à Pontrieux, voir blanches à Pléhedel.



Combien de Bretons sont morts dans la "boucherie" de 14-18 ?


      C'est une question qui agite encore aujourd'hui la toile et le monde des historiens. Officiellement, la France reconnaît entre 120.000 et 125.000 Bretons "morts pour la France". Mais des historiens évoquent plutôt les chiffres de 150.000 voire la barre (très, trop sans doute) haute de 200.000 morts pour les régions militaires de Rennes et de Nantes, car il n'est pas rare, de ne pouvoir retrouver les corps (qui ne sont alors pas comptabilisés dans les pertes humaines).
Monuments aux morts de Pléhédel (22)

- Démographie du Finistère (1914) : environ 800.000 habitants / Pertes en hommes 32.885
- Démographie Morbihan (1914) : environ 580.000 habitants / Pertes en hommes 29.914
- Démographie Côtes-d’Armor : environ 600.000 habitants / Pertes en hommes 26.809
- Démographie Ille-et-Vilaine : environ 610.000 habitants / Pertes en hommes 23.896
- Démographie de Loire Inférieure (Atlantique) : environ 670.000 habitants / Pertes en hommes 23.999

       Total : 3 260 000 d’habitants. Total des mobilisés bretons : 600 000 soit un taux de mobilisation de 18,4%. Bien que le taux de mobilisation breton soit plus faible que la moyenne nationale, le taux de mortalité breton, lui, est plus fort. À cela il faudrait ajouter les Bretons de la diaspora, vivant en dehors de la Bretagne “historique”.

Donc :
- Quand 1 Français meurt, 1,3 Breton de Loire Inférieure meurt.
- Quand 1 Français meurt, 1,4 Finistériens meurent
- Quand 1 Français meurt, 1,6 Bretons des Côtes d’Armor meurent
- Quand 1 Français meurt, 2 Morbihannais meurent !


      Même le plus faible taux de mortalité des cinq départements bretons - celui de Loire Inférieure - demeure au dessus de la moyenne française (+ 4,4%). Les Bretons mobilisés représentent 7,5% de l’effectif français mais 10,6% des pertes totales. Les Bretons, les Basques, et autres "minorités" faisaient semble-t-il une meilleure chair à canon en première ligne.

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L'hécatombe en vie humaine explique le vide laissé au pays par les morts pour la France et la douleur des épouses, mères, sœurs et filles qui se lit dans les monuments aux morts bretons.



<---- Des enfants, orphelins de père et à qui on a attribué des médailles militaires à titre posthume comme piètre réconfort... Très belle exposition photographique à Runan (22) en 2012.





Pour aller plus loin :

CHAURIS (P.), Le kersanton, une pierre bretonne, Rennes, 2010.
ici, Le sculpteur René Quillivic, Le Télégramme, 11 novembre 2013.
ici, Listes des monuments aux morts pacifistes, wikipédia.
ici,  explications concernant le peintre Paul Sérusier du tableau ci-dessus La veuve de guerre.

Une petite vidéo en bonus...



H.M

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